Ne me parlez plus jamais de vérité. Jamais. Vous ne savez pas ce que vous dites.
Ces derniers jours, la communauté des fact-checkers, journalistes spécialisés dans la vérification des faits (journalistes tout court, en fait), notamment chez Arrêt sur Image ou chez les Décodeurs du Monde, a été remuée par des attaques complètement abusives de la part des gens convaincus que le pic de pollution parisien était causé par les centrales à charbon allemandes. On les a notamment traité « d’anti-démocratiques », un comble. Ce à quoi les intéressés répondent par le constat de la « mort de la vérité », voulant dire par là le refus des faits quand ils vont manifestement à l’encontre de nos convictions, biais cognitif relevant soit de l'ancrage soit du biais de confirmation.
La mort. De la vérité. Rien que ça.
Parallèlement à cela, je suis confronté quotidiennement à des gens, formés aux sciences ou pas, qui basent leurs certitudes et leurs opinions sur des « vérités scientifiques ». Il y aurait donc une vérité en science ? On m’aurait menti ? Il est facile d’avoir une foi aveugle dans la « science » (ou plutôt dans les approximations étiquetées « scientifiques » sans vérification de sources) quand on ne l’a jamais exercée. Le problème est que cette foi va précisément à l’encontre du principe de rationalité qui sous-tend l’exercice intellectuel qu’est la science. La science ne repose pas sur la foi mais sur la preuve, et ceux qui convoquent des « vérités scientifiques » dans leurs argumentaires n’ont en général jamais fait l’effort de vérifier la validité de la moindre de ces vérités qu’ils proclament.
Comment fait-on des sciences expérimentales ?
Tout part le plus souvent de l’observation d’un phénomène : chute d’un corps, apparition d’une maladie, réponse d’un groupe d’individus à un stimulus etc. Le scientifique tente alors d’expliquer la cause de ce phénomène par une hypothèse, qui sort de son cerveau. Cette hypothèse est une pure invention de l’esprit, produite par l’imagination du sujet. Pour valider son hypothèse, ou pour l’invalider, il met en place un test qu’il doit aussi imaginer. Au cours de ce test, il va réunir des preuves, à charge, à décharge, ainsi que des mesures. À partir de l’analyse de ces preuves, il va donc valider, invalider, corriger ou raffiner son hypothèse. En science, une réponse amène toujours au moins 2 nouvelles questions, donc de nouvelles hypothèses et de nouveaux tests. Lorsqu’il aura validé un nombre suffisant d’hypothèses, le scientifique va les synthétiser dans un modèle comportemental, censé décrire la réalité observée de façon qualitative (la pomme tombe soumise à la gravité → défininir au préalable gravité, poids, etc.) ou quantitative (sur Terre, son accélération gravitationnelle est environ 9,81 m/s² à l’équateur). Ce modèle se base sur un certain nombre d’hypothèses et de conditions pour pouvoir être appliqué et ne sera jamais universel.
Autant pour ceux qui pensent que le scientifique est objectif : l’humain et ses imperfections interviennent à chaque étape du processus de recherche : formulation de l’hypothèse, mise en place des tests, interprétations des résultats, modélisation du problème. La science est fortement subjective. Par exemple, dans le traitement de données de mesures, lorsqu’on fait une régression, on a souvent le choix du le type de formule mathématique qu’on souhaite appliquer sur les résultats (linéaire, quadratique, polynômiale, exponentielle, hyperbolique, etc.) car les points de mesure suivent rarement une tendance pure. Le choix du modèle mathématique dépend donc du chercheur, du degré de précision attendu versus la complexité de l’équation qu’on souhaite.
Ce modèle est donc juste une interprétation de la réalité. Une interprétation valide dans un certain contexte, sous certaines conditions. Ce modèle étant sujet aux erreurs d’interprétation de son auteur autant qu’aux erreurs de mesure pendant l’expérimentation, il est donc imprécis. On l’accepte tant que sa précision est suffisante dans une utilisation donnée, on le refuse si sa précision est insuffisante. Est-il la vérité ? Sûrement pas ! La vérité suppose qu’on ait accès à la réalité des faits sans intermédiaire (perception, capteur, etc.), qu’on ait un accès direct à l’essence même des choses. Or à chaque étape, nous vivons en sciences avec la perception de l’humain qui fait la recherche et avec l’imperfection des appareils ou des méthodes de mesures (sans compter que la mesure perturbe toujours l’expérience dans des proportions plus ou moins quantifiables). Ceci fut illustré par Descartes dans la seconde de ses Méditations métaphysiques par le célèbre exemple de la cire.
Seul Dieu a cet accès à la réalité, si toutefois l’on accepte son existence. Donc la seule vérité possible est celle que Dieu/Yahvé/Allah a révélée aux hommes. Mais cette vérité est à jamais inaccessible aux hommes autrement que par cet acte de foi. La vérité n’appartient pas au vocabulaire scientifique, c’est la raison pour laquelle il est inutile et non pertinent de comparer ou d’opposer science et religion. Le scientifique ne cherche pas la vérité, il cherche un modèle le plus précis possible, c’est à dire une interprétation exacte de la réalité. Ce modèle reste valide tant que personne ne trouve de cas qui vienne le contredire. Si une telle situation se produisait, on pourrait soit restreindre le champ d’application du modèle soit en changer. Par exemple les frottements d’un avion dans l’air sont proportionnels à sa vitesse si celle-ci est en dessous la vitesse du son. Au dessus de la vitesse du son (mach 1), ils deviennent proportionnels au carré de sa vitesse. On a donc deux mécaniques des fluides : une pour les vitesses subsoniques, une pour les vitesses supersoniques. Les problèmes surviennent au voisinage immédiat de mach 1 car on est à la limite des deux modèles. De même, le photon a deux modèles : un modèle corpusculaire (il est la particule qui transporte la lumière) et un modèle ondulatoire (il possède un champ électrique et un champ magnétique). L’utilisation de l’un ou l’autre des modèles dépend des applications envisagées.
Il y a un facteur sur lequel j’aimerais attirer l’attention du lecteur ici. Vous avez probablement appris les mathématiques, la physique et la biologie à l’école, avec quelqu’un qui savait, qui pouvait vous guider et vous corriger. Le chercheur n’est pas dans une telle situation : il créée de la connaissance, il avance dans l’inconnu, donc personne n’est à même de lui donner la bonne réponse à la fin de l’exercice puisque personne ne la connaît. Dans cet inconnu, la seule façon de valider la réponse est d’évaluer la démarche : si quelqu’un qui reprend les mêmes expériences retrouve les mêmes résultats, si elle est en règle du point de vue de la logique et de la méthode, alors on considère la réponse juste et le modèle valide. La méthode, donc la rigueur formelle, est le seul moyen de valider la connaissance créée par des pionniers dans leur discipline, ce qui est assez unique à une époque où la culture du résultat est le mode d’évaluation majoritaire. Tout en sciences repose sur la façon d’élaborer son raisonnement. Comme en philosophie.
Mais apparemment, les journalistes sont plus intelligents que les scientifiques, surtout quand ils les citent. Le fait d’avoir en main des faits, et donc des preuves, en fait des détenteurs de la vérité. Le refus des faits, c’est le refus de la vérité. Et quand ils citent des experts, c’est sans prudence aucune parce que la science, c’est vrai.
Premièrement, en supposant qu’on ait en main tous les faits, ils restent seulement un support à l’interprétation. Il n’y a aucun test qui va, de façon directe, montrer si oui on non la pollution parisienne est causée par le charbon allemand. Ce qui existe, ce sont des analyses qui montrent que la composition chimique de la pollution parisienne ne porte pas le marqueur soufré caractéristique des centrales au charbon et que la taille des particules polluantes (trop fines) ne colle pas non plus avec l’hypothèse de la combustion de charbon. En d’autres termes, ce qu’on teste ici, c’est la présence d’indicateurs qui vont, indirectement, permettre de répondre à la question posée. Mais est-on sûr que ces indicateurs soient pertinents pour confirmer ou infirmer notre hypothèse de départ ? Et s’ils sont pertinents, est-on sûr qu’ils soient suffisants ? Les indicateurs sont bien des faits, mais pas la conclusion. La conclusion découle d’un raisonnement, qui peut introduire biais et erreurs. La prosternation devant un expert, choisi pour sa crédibilité a priori, est ridicule et permet seulement de s’éviter un processus fastidieux de vérification du raisonnement.
Par exemple, peut-on imaginer que la pollution parisienne soit bien de la pollution allemande mais dont les particules lourdes et soufrées seraient retombées au cours de leur voyage, ne laissant dans l’air que les particules fines qui sont aussi celles émises par les diesels parisiens ? Si tel était le cas, alors la pollution allemande se déguiserait en pollution parisienne. Après tout, ce sont les mêmes experts cités par les fact-checkers qui disent que la pollution moyenne aux particules fines est à 2/3 de la pollution importée. Même si les pics sont attribués à des conditions météorologiques stationnaires et aggravantes. Pour l’expérience, voici les relevés à 13h, station Opéra pour les PM10 et à aux coordonnées 48.87 ° N, 2.34°E (environ l’emplacement du Jardin du Luxembourg) pour les vitesses et direction du vent :
Jour | Direction du vent | Vitesse du vent | Quantité de particules PM10 moyenne |
22⁄11 | S - 175 ° | 6 km/h | 24 µg/m³ |
23⁄11 | E - 80 ° | 12 km/h | 33.1 µg/m³ |
24⁄11 | NE - 35 ° | 14 km/h | 37.7 µg/m³ |
25⁄11 | NE - 60 ° | 12 km/h | 37.4 µg/m³ |
26⁄11 | NE - 60 ° | 9 km/h | 39 µg/m³ |
27⁄11 | NE - 35 ° | 15 km/h | 37.3 µg/m³ |
28⁄11 | NE - 45 ° | 18 km/h | 22.6 µg/m³ |
29⁄11 | NE - 55 ° | 10 km/h | 26.4 µg/m³ |
30⁄11 | SO - 240 ° | 2 km/h | 64.9 µg/m³ |
1⁄12 | NO - 345 ° | 5 km/h | 95.6 µg/m³ |
2⁄12 | NE - 35 ° | 10 km/h | 73.5 µg/m³ |
3⁄12 | NE - 65 ° | 14 km/h | 34.8 µg/m³ |
4⁄12 | E - 90 ° | 8 km/h | 34.6 µg/m³ |
5⁄12 | SE - 120 ° | 7 km/h | 60.7 µg/m³ |
6⁄12 | S - 175 ° | 9 km/h | 76.5 µg/m³ |
7⁄12 | S - 170 ° | 11 km/h | 78 µg/m³ |
8⁄12 | SO - 195 ° | 10 km/h | 60.4 µg/m³ |
9⁄12 | S - 190 ° | 10 km/h | 55.7 µg/m³ |
10⁄12 | SO - 200 ° | 8 km/h | 43 µg/m³ |
Qu’en déduire ? Les pics de pollution sont liés à la vitesse du vent plus qu’à sa direction : on observe des pics de PM10 pour des directions SO, S, SE, NO et pour des vitesses inférieures à 11 km/h. Aucun pic pour des directions Est/Nord-Est. L’Allemagne n’a donc rien à voir avec ces anomalies, même si elle contribue à la pollution habituelle dès que le vent vient de l’Est. De plus, on voit que les pics apparaissent après plusieurs jours de vent très faible, ce qui suggère un effet d’accumulation de la pollution qui met ensuite plusieurs jours à se résorber dès que le vent revient.
La thèse de l’Allemagne ne tient donc pas, mais pourrait-on avoir des justifications ? Les argumentaires, du côté des journalistes, se limitent aux propos rapportés et sabrés d’experts — voulant dire que celui qui a le plus gros diplôme et le plus de légitimité gagne la joute ad-hominem. Les raisonnements, comme souvent, ont été oublié par les fact-checkers, qui ont sauté directement à la conclusion (réduite à une phrase ou deux) de leurs experts, en n’oubliant pas de mentionner que leur source est plus crédible que celle d’en face. « Les experts ont dit ça, les experts ont dit ci ». Mais sur la base de quoi, on ne le saura jamais. On est tenu de leur faire confiance.
Quand Adrien Sénécat affirme que « la composition des particules permet de connaître leur origine » il prend de larges libertés par rapport à ce que dit son experte. Ce que dit la porte-parole d’Air-Parif, c’est que la présence de certains marqueurs typiques permet de tracer une origine. C’est beaucoup moins catégorique et général. Sauf que les particules fines émises notamment par les diesels n’ont rien de typique à Paris. La composition des particules ne permet d’affirmer qu’une seule chose ici : ce ne sont pas les centrales à charbon qui sont impliquées. À cet égard, l’article de Nicolas Meilhan est bien plus propre puisqu’il déroule son raisonnement (critiquable) et cite ses sources (vérifiables). Cependant, son analyse est uniquement qualitative (direction du vent) et l’analyse quantitative ci-dessus montre que les jours de vent d’Est sont généralement les moins pollués et que les jours les plus pollués sont des jours de vents de Sud et Ouest. Donc sa théorie tombe en morceaux, mais ce n’est pas de cette façon que le présente les fact-checkers. On reste dans de l’opposition d’experts et de contre-experts qui relève plus du combat de coq. Pas étonnant que les complotistes s’en emparent. Et puis cette fascination malsaine pour le mot « expert », franchement… Messieurs les journalistes, donnez moi le fil du raisonnement et laissez moi juger de la validité de la conclusion. Je n’ai pas besoin que vous pensiez à ma place.
Deuxièmement, est-on sûr d’avoir en main tous les faits ? Est-on sûr de n’avoir rien manqué ? Et si non, est-on sûr que les faits passés à la trappe ne sont pas de nature à changer radicalement notre interprétation de la réalité, que ces journalistes appellent donc à tort la « vérité » ?
En 1911, Rutherford reçoit le Prix Nobel de chimie pour son modèle de l’atome. Celui-ci était une analogie avec le système solaire (et les analogies sont rarement la méthode de raisonnement la plus propre) et énonçait que l’atome se composait d’un noyau (similaire au Soleil) qui concentrait l’essentiel de sa masse et autour duquel les électrons gravitaient, à la manière des planètes, dans des orbitales définies. Rutherford travaillait sur la radioactivité alpha et béta, donc avec des atomes d’hydrogène et d’hélium, les deux premiers éléments de la classification périodique (1 et 2 électons respectivement). Le modèle de Rutherford marche très bien sur ces deux éléments. En 1919, Bohr, qui étudiait les terres rares, découvre qu’il est cependant inadapté à ces éléments, qui possèdent plusieurs dizaines d’électrons (39 à 70). Il démontre que les électons n’ont pas d’orbitales fixes mais sont capables de sauter d’une orbitale à une autre en émettant un quantum d’énergie (dépendant du saut effectué), sous forme d’un photon. La question du saut d’orbitale ne se posait évidemment pas avec un ou deux électons. Il reçoit en 1922 le Prix Nobel de physique pour ce qui allait être le fondement de la physique quantique. Ce modèle sera encore raffiné en 1926 par Schrödinger qui décrira la probabilité de présence d’un électron sur une certaine orbitale au moyen d’équations particulièrement sales et complexes.
Morale de l’histoire : l’ajout de nouveaux éléments a changé l’interprétation qu’on avait de la réalité. On ne peut pas dire que le modèle de Rutherford soit faux, puisqu’il fonctionne pour les éléments qu’il étudiait, et que celui de Bohr ne fait que le raffiner. Mais il est certainement imprécis. La pratique des sciences enseigne qu’il faut rester prudent. On ne peut certes pas raisonner sur des éléments inconnus : ce ressort est le fondement des théories complotistes, qui basent leur réflexion sur des éléments « qu’on nous cache » et donc aisément manipulables pour aboutir à des conclusions loufoques. Mais il faut garder à l’esprit que le raisonnement s’inscrit dans le temps et dans l’espace , en se basant sur les éléments connus et sur l’état de l’art à un instant donné. La science est un exercice intellectuel qui n’est valide que tant qu’il est propre du point de vue de la logique, pas un moyen de décider qui des experts de Twitter a raison ou tort. Et force est de constater que les fact-checkers ont conclu avec un peu trop d’assurance, probablement beaucoup plus que les experts qu’ils ont choisi de consulter.
Il faut démystifier la méthode scientifique pour faire apparaître aux yeux du public qu’elle n’est ni parfaite ni absolue, et qu’il n’existe pas de vérité scientifique. Les exemples d’erreurs scientifiques sont nombreux : après tout, on a bien justifié l’infériorité de la race noire de façon scientifique (par la phrénologie, notamment, qui a longtemps été considérée comme une science), la neurologie et la psychiatrie ont pratiqué dans leur début des traitements assimilés aujourd’hui à de la torture. Les scientifiques ne sont pas à l’abri des erreurs ni de leur ego. La science, comme le journalisme, ne sont pas objectifs : ils sont le fait d’être humains qui choisissent les faits sur lesquels ils travaillent et qui les interprètent. Finir par l’admettre et par laisser des mots comme « vérité » aux religieux serait faire preuve d’un peu plus d’honnêteté intellectuelle et ferait du bien à tout le monde. Et donner un peu plus de matière dans la vérification des faits que le simple discours rapporté et tronqué d’un spécialiste donnerait un peu plus de crédibilité à ces journalistes dont les intentions louables sont desservies par une méthodologie qui relève du dogmatisme.
« la vérité est une de ces illusions, dont on a oublié qu’elles le sont » — Nietzsche (Vérité et mensonge au sens extra-moral. Actes Sud, Arles, 1997, p17.)