La calculatrice graphique TI 89, de Texas Instruments, est une petite merveille de technologie fort coûteuse dont on n’utilise jamais plus de 10 % des capacités.
Posons le décor : je suis en début de seconde, je sais déjà que je vais faire une 1ère S et que, sauf accident de parcours, j’irai en maths sup. Et tout s’est effectivement déroulé de cette façon.
Ma prof de maths de seconde, en septembre, nous demande de prévoir l’achat d’une calculatrice graphique pour janvier. La calculatrice graphique — programmable — est un peu la Gameboy du matheux : elle permet aussi bien de « ploter » des fonctions que de lancer des jeux en Basic (qui consomment les piles à une vitesse folle). Bref, c’est un monde nouveau et fascinant qui s’ouvre à l’issue du collège et de sa Casio Collège Plus, où l’on ne peut même pas entrer d’antisèches.
Un prof de maths de ma connaissance, bénéficiant de tarifs spéciaux dont il souhaite me faire profiter, me conseille alors d’investir dans une TI 89 Titanium, must have surpuissant qui, dit-il, est exigé en prépa et ne me décevra pas. Je l’ai donc payé 120 € à la place de 200 €. Une affaire.
Elle est une des premières calculatrices formelles de cette puissance, c’est à dire qu’elle est capable de résoudre tout un tas d’équations formelles à plusieurs variables, de tracer des fonctions en 2D et 3D, et propose un large choix d’applications téléchargeables gratuitement depuis le site de Texas Instruments (dont les jeux, mais également des solveurs d’équations, des outils d’analyse financières, des tableurs, des modules d’acquisition pour capteurs pilotés depuis la calculatrice, et même le logiciel Cabri Géomètre). En outre, elle dispose d’un port mini-USB qui permet de la connecter à un ordinateur (pour faire des sauvegardes ou installer des programmes téléchargés) ou à une autre TI-89 (afin de partager des données).
J’ai quand même réussi à la faire planter au bout de 4 jours, en lui demandant de représenter une fonction particulièrement barbare (j’ai toujours été un peu sadique avec mon matériel). Je savais donc comment faire un reset 7 jours après l’avoir eu entre les mains (le SAV de Texas Instruments est réactif).
Elle a fait râler ma prof de seconde, qui ne comprenait pas pourquoi j’avais acquis cette machine trop puissante pour ma faible maîtrise des maths. Durant tout le lycée, j’ai utilisé en gros 10 % de ses capacités, c’est à dire le tracé de fonctions, la mise en mémoire de mes cours (oui, je parle bien d’antisèches autorisées), et les 4 opérations de base.
Au BAC S, en 2009, elle est restée dans mon sac. Mes camarades et moi-même avons eu la mauvaise surprise de tomber sur une session où la calculatrice était interdite à l’épreuve de maths ET à l’épreuve de physique.
Puis je rentre en prépa. Je me moque allègrement de mes collègues dont l’outil de travail n’est qu’une TI 83 ou 84 (qu’on peut trouver pour 35-40 € en grande surface). En fait, c’est moi qui suis ridicule avec ma formule 1 utilisée pour me rendre au supermarché, mais je ne le réalise pas encore. Ce qui était exigé, c’était une calculatrice graphique, pas nécessairement la TI 89 (ou plus).
À tous les devoirs de maths, la calculatrice était interdite. En physique, à part pour stocker le formules, une calculatrice graphique n’était d’aucune utilité et une calculatrice scientifique de collège (+ - * / ln e cos sin tan) aurait suffit amplement. En chimie, la calculatrice graphique servait occasionnellement pour effectuer des régressions linéraires sur des courbes de titrages, afin de déterminer les équivalences, en quoi la TI 82 Stats était tout aussi performante que ma machine de guerre.
Puis ma prépa s’achève, ou pour être exact, la prépa m’achève, et je rentre en DUT Mesures Physiques. Là encore, la TI 89 ne sert à rien de plus qu’une banale TI 82 Stats « dédiée aux filières littéraires » : opérations de base et mise en mémoire de formules du cours en vue des examens. Les régressions linéraires, en chimie ou ailleurs, sont demandées seulement en TP et effectuées avec Microsoft Office Excel, bien plus convivial (ne serait-ce que par la taille de l’écran), ou avec Regressi, qui est un peu fait pour.
Puis vient l’école d’ingénieurs, c’est à dire Polytechnique Montréal. Là, les calculatrices programmables sont purement et simplement interdites en examen… Et les examens de calcul scientifique sont fait directement sur ordinateur avec Matlab. Retour à la case Casio Collège, avec ses 4 opérations de base et ses fonctions trigonométriques.
#Conclusion intermédiaire
En seconde, croyant faire un investissement bien placé, j’ai acheté pour un prix hallucinant une calculatrice-machine-de-guerre dont je n’ai jamais exploité les capacités, et maintenant que j’aurais les compétences pour l’exploiter à fond, je dispose d’outils beaucoup plus performants et agréables à utiliser.
Si l’on considère, de plus, que la TI 89 au fond d’un sac pèse le poids d’un demi-âne mort (dû à ses 4 piles AA), j’ai été arnaqué sur toute la ligne. Ceci est valable également pour tous les élèves de classes préparatoires qui friment ou ont frimé avec leur TI 92 ou leur TI Voyage 200 (à mon époque, aujourd’hui la gamme Nspire va encore plus loin avec des écrans en couleurs et des fonctionnalités top moumoute).
Car le seul intérêt de la calculatrice est d’être autorisée en examen (si elle l’est). En dehors des épreuves notées en temps limité, et dans la décennie de l’ordinateur portable pour tous, il est bien plus confortable de faire ses calculs sur ordinateur, à l’aide d’un écran 15 pouces ou plus et d’un vrai clavier. Les calculatrices graphiques peuvent être remplacées avantageusement pour un usage « dans la vie réelle » par des logiciels tels que :
- pour le calcul formel et la résolution d’équations :
- Maple (payant)
- Mathematica (payant)
- Python + Sympy (gratuit)
- Giac Xcas (gratuit et développé sur fonds publics en France par Bernard Parisse, auteur du moteur de calcul formel des calculatrices HP40 - Université Joseph Fourier, Grenoble),
- Wolfram Alpha (version de base gratuite, application iOS, Kindle, et Android pour 4$, application bureau pour 4,75$/mois pour les étudiants)
- pour le calcul numérique et matriciel :
- Matlab (payant, LA référence en calcul matriciel)
- Python + Pylab (numpy + scipy + matplot) (gratuit)
- Octave (gratuit, compatible avec la syntaxe Matlab)
- Scilab (gratuit et développé sur fonds publics en France - INRIA/Ponts et Chaussées),
- pour les statistiques et le calcul financier :
- R (gratuit)
- Python + Statsmodels (gratuit),
- pour le traitement et l’analyse de données (data-mining) :
- Python + Pandas (gratuit)
- Python + PyBrain (gratuit)
- Python + Scikit-Learn (gratuit)
- Wolfram Alpha (version de base gratuite, application iOS, Kindle, et Android pour 4$, application bureau pour 4,75$/mois pour les étudiants)
- pour la thermofluidique :
- Python + CoolProp (gratuit)
- EES (Engineering Equations Solver) (Payant)
- pour la mécanique et le calcul en éléments finis :
- Python + MechSys (gratuit)
- Python + Fenics (gratuit)
- Code Aster/Salome Meca (gratuit)
- Comsol (payant)
- Ansys (payant)
- pour la modélisation et la simulation :
- pour un environnement scientifique complet interfaçant R, Python et Octave : SAGE.
Note : vous constaterez qu’il est possible d’homogénéiser tout son code de calcul à travers un seul langage : Python. Voir cet article. Personnellement, j’utilise aujourd’hui Python et ses librairies scientifiques, ou Matlab quand je n’ai pas le choix (pour les travaux académiques).
Python possède également un notebook qui permet de générer un rapport HTML et/ou PDF avec le code source, le résultat des calculs et des graphes interactifs, très utiles pour créer des cours, sujets de TP, synthèses ou tutoriaux. Voir mon article sur les appareils photo pour un exemple de traitement de données avec data-mining et régression exponentielle dans des graphes interactifs avec Python.
Juste pour rigoler, la TI 89, c’est 200 ko de RAM, 2,7 Mo de mémoire ROM, et un processeur Motorola 68000 cadencé à 12 MHz. Côté matériel et performances, on en est donc resté aux années 1990 mais elle se vend toujours au même prix qu’en 2007 : environ 190 €. Aujourd’hui, pour 5 €, vous trouvez un ordinateur monocarte ARM (Raspberry Pi Zero) sur lequel vous pouvez installer un noyau Linux puis programmer dans le langage que vous voulez (C, Python, Go, Julia, etc. et toutes leurs librairies scientifiques) avec un processeur de 1 GHz, 512 Mo de RAM, une carte mémoire SD de la capacité de votre choix (jusqu’à 128 Go), 40 broches numériques pour brancher des capteurs et des effecteurs (et faire de la domotique ou des robots), le tout sur un écran de votre choix via un port mini-HDMI. C’est 83 fois plus puissant pour 40 fois moins cher qu’une TI.
#Conclusion générale
Laissez parler les élitistes de la calculatrice, refrénez vos réflexes de « plus cher c’est mieux », et achetez une calculatrice graphique de base, de type TI 83 pour 35 € si votre formation vous l’impose. Elle suffira amplement, et rien de ce que les calculatrices à 200 € vous offriront de plus ne vous servira vraiment. Si vous devez toucher sérieusement au calcul scientifique, ce sera avec un des logiciels présentés ci-dessus.
Je pense que la TI 89 est, la plupart du temps, simplement un moyen de se rassurer quant à la réussite de ses études, puisque la puissance de la machine suggère qu’elle fera une partie du travail à notre place. Naturellement, il n’en est rien, mais les talismans ont le pouvoir que vous leur conférez…
#Réponse à un petit malin qui a tout compris
Reçu ce matin d’un lecteur qui n’a même pas daigné laisser une adresse email valide et nommé « First Last » :
Bonjour, AU regard de ton article sur l’arnaque de la TI89, il aurait judicieux de poser la question à d’autres possesseurs de ces machines de guerre car ton article est assez idiot (sorry for that). Tu ne prends en point d’entrée (argument) que le fait de pouvoir l’utiliser ou pas en examen. C’est très restrictif et ne concerne que 10 % des raisons d’achat. Mais apparemment c’est la seule chose qui t’intéresse donc au final TU AS RAISON elle n’es pas faite pour toi et c’est très bien. Bonne continuation.
Puisqu’il faut le répéter : Le seul intérêt de la calculatrice programmable est que c’est le seul ordinateur autorisé en examen (et encore, pas tous les examens et pas toutes les calculatrices). Dans la vraie vie, quand on a besoin de programmer des calculs, on peut le faire sur un vrai écran, avec un vrai clavier, un vrai environnement de développement, un vrai débogueur, un vrai explorateur de variables, une vraie puissance de calcul et dans un vrai langage de programmation lisible : on appelle ça un ordinateur de bureau.
D’ailleurs le marketing des TI est basé uniquement sur les usages éducatifs et exclue totalement les professions scientifiques (chercheurs et ingénieurs), comptables, financiers et statisticiens pour qui ces appareils ont été initialement pensés (même remarque pour HP et Casio). Et pour cause, tout le monde industriel et scientifique travaille à l’ordinateur sur Matlab ou équivalents (sauf pour des raisons historiques, dans les entreprises qui possèdent d’énormes bases de code en Fortran par exemple). Par contre, ce qui est rigolo, ce sont les captures d’écrans des calculatrices, utilisées dans les publicités, qui affichent des fonctions mathématiques de niveau BAC + 4-5 (fractales, fonctions non analytiques, etc.) pour des calculatrices vendues à des lycéens.
Vous installez sur votre ordinateur Giac-Xcas ou Octave (compatibles avec la syntaxe Maple et Matlab et gratuits), sinon Python (pour programmer en objet - gratuit), ou LibreOffice Calc (pour le traitement de données et les statistiques - gratuit et compatible MS Office Excel), et vous venez de faire baisser les frais scolaires de 200 € (considérant que tout le monde a déjà l’ordinateur) tout en formant les gamins à des outils qui risquent de leur resservir plus tard (je n’ai pas touché à ma TI 89 depuis maths sup, alors que j’utilise chaque semaine soit Numpy soit Matlab).
Et si vous ne voulez rien installer sur votre ordinateur, il y a aussi Wolfram Alpha utilisable par Internet via n’importe quel navigateur et instalable sur votre smartphone et tablette pour 4$, dont la version gratuite permet tout ce qu’un élève de terminal maîtrise et même plus :
- intégrales,
- dérivées,
- résolution d’équations :
- transformées de :
- décomposition en fractions simples,
- séries de Taylor,
- récurrences de suites,
- calcul matriciel,
- régressions linéaires,
- probabilités,
- etc.
Tout ça en ligne avec une aide contextuelle, gratuitement depuis n’importe quel appareil connecté. Notez que la version gratuite donne seulement le résultat, la version payante détaille aussi les étapes de résolution.
Mais s’il y en a qui préfèrent coder sur un écran 8 lignes de 160x100 pixels, avec un processeur de 12 MHz et une RAM de 256 ko, sur un clavier à 30 touches, on vit dans un pays libre… Je conçois que la TI 89 soit un jouet geek amusant, ça n’en fait pas pour autant l’outil le plus efficace disponible en 2015. J’aimerais bien savoir qui l’utilise pour des usages sérieux (c’est à dire non académiques).
Un des intérêts de ces machines, à l’époque, était la possibilité de coder des bouts de logiciels qu’on pouvait emmener en déplacement dans son sac. Aujourd’hui, soit on embarque un netbook avec le code dans le langage de son choix, soit on a l’option de coder une application smartphone/tablette en Java à la place. Surtout que le langage TI Basic est quand même relativement sale du point de vue syntaxe. Alors oui, c’est possible, mais il faut aimer se faire mal, et quitte à apprendre à coder, autant le faire dans un langage plus puissant et plus général. De plus, si vous voulez coder quelque chose de sérieux, vous devez écrire le programme sur ordinateur, le compiler et le charger dans la ROM de calculatrice, alors tant qu’à y être, autant rester sur l’ordinateur.
Pour ce qui est des statistiques, sérieusement, il faut aimer se faire mal pour les calculer sur des tableaux dont vous ne pouvez pas afficher plus de 8 lignes à la fois (sur 4 colonnes maximum, si mes souvenirs sont bons). En 2000, quand on n’avait pas le choix, ok, mais pas 15 ans plus tard quand tout le monde à accès un écran 15 pouces minimum. Et puis sans possibilité d’imprimer des graphes, l’usage reste uniquement de l’ordre de la vérification. Les stats, ça se fait avec tableur Excel quand ça reste léger, sinon avec R ou Matlab quand ça devient sérieux.
Donc je maintiens que le principal usage de la calculatrice programmable est le stockage de constantes et de formules pour les examens (anti-sèches), occasionnellement le tracé de fonctions et quelques régressions linéaires ou calculs statistiques, ce sur quoi la TI 89 à 200 € ne fait pas mieux que la TI 83 à 35 €. Quand vous avez vraiment besoin des fonctions « de pointe » de la TI 89, vous feriez mieux d’utiliser un ordinateur et des outils plus évolués (gratuits pour la plupart, et dont plusieurs sont développés sur des budgets publics français). Dans tous les cas, l’achat ne me paraît pas justifié. La TI 89 est un gadget hors de prix. La calculatrice n’est qu’un outil aujourd’hui dépassé, tout comme la règle à calcul, et ses 200 € ne sont certainement plus justifiés compte tenu de son usage temporaire et resteint.
De façon générale, j’apprécie dans cet email la profondeur de l’argumentaire (le « 10 % des raisons d’achat » est une statistique sourcée et fiable, par exemple). Ce n’est pas le premier de ce genre, et c’est amusant de voir à quel point cet article aura choqué les geeks de façon assez irrationnelle, comme si on attaquait leurs valeurs fondamentales, en provoquant des réactions quasiment vexées et souvent excessives.
Sources : moi (Polytechnique Montréal & GE), Yann (SupAéro & Airbus), Enzo (Arts et Métiers ParisTech), Romain (ENS Lyon & UC Berkeley), Hadrien (SupÉlec ParisTech & Safran), Thomas (X-Polytechnique), Pierrick (INSA Strasbourg), etc. et ce topic.